L'Everest - une boîte à fric
Everest - a money maker
Après l’avalanche – ou plutôt la chute de sérac – qui a tué seize d’entre eux sur le flanc népalais de l’Everest, vendredi 18 avril, les porteurs d’altitude ont annoncé qu’ils renonçaient à toute ascension du plus haut sommet du monde cette saison (avril-mai). Sans ceux que l’on appelle les sherpas – la majorité appartient effectivement à l’éthnie népalaise des Sherpa, mais certains porteurs d’altitude peuvent être Tamang, Gurung, ou Chhetri par exemple –, pour préparer la voie (échelles, cordes, etc.) menant du camp de base au sommet, et pour porter bagages et bouteilles d’oxygène, le toit du monde n’est plus accessible qu’aux alpinistes professionnels.
Le gouvernement népalais, affolé de voir les grandes agences occidentales annuler leurs expéditions les unes après les autres, a dépêché sur place une délégation chargée de négocier avec les sherpas et de trouver un terrain d’entente afin que la saison puisse malgré tout se dérouler normalement. Deux objectifs motivent la « grève » des sherpas : honorer la mémoire des seize disparus, et profiter de cette occasion tragique pour obtenir de meilleures conditions de travail, notamment financières.
« ILS SONT TRAITÉS COMME DE LA VIANDE »
Selon l’alpiniste français Marc Batard, auteur de l’ascension la plus rapide sans oxygène du plus haut sommet du monde et qui dénonce le « business de l’Everest », les sherpas ont de quoi être en colère. L'expédition dans l’Himalaya revient, en moyenne, à 50 000 euros par personne. « Les agences françaises, européennes, américaines gagnent de l'argent dessus, explique-t-il, les agences intermédiaires népalaises gagnent beaucoup d'argent dessus, et au bout du compte, ce sont les porteurs népalais qui gagnent le moins. Ils sont traités comme de la viande, ce sont les marionnettes de ce système. Ce ne sont pas les patrons des agences qui gagnent de l'argent qui se sont retrouvés sous l'avalanche. »
Une bonne partie du prix de l'expédition sert à obtenir une « autorisation de sommet », sorte de permis d'ascension, obligatoire pour tout étranger sur chaque haut sommet au Népal. Actuellement, un alpiniste seul doit payer environ 18 000 euros à l'Etat népalais pour escalader l’Everest (il existe un forfait à 50 000 euros pour sept personnes). Et les sherpas n’en voient pas beaucoup la couleur, selon Didier Cour, de l'agence française Terre d'aventures : « Ceux qui s'en mettent plein les poches, c'est l'administration à Katmandou. Ils ne reversent que 5 % à la région sherpa. En gros, 95 % des royalties [des autorisations de sommet] vont vers les fonctionnaires de l'Etat. »
Pour autant, assure-t-il, les sherpas de l'Everest ne sont pas les moins bien lotis :« Celui qui accompagne une expédition jusqu'au sommet de l'Everest gagne environ 6 000 dollars [4 300 euros], c'est-à-dire, en deux mois, l'équivalent de deux ans de salaire d'un professeur à Katmandou. J'entends bien qu'ils ne sont pas assez payés et qu'il y a des risques, mais je pense qu'il y a des gens bien plus à plaindre qu'eux au Népal. » Par exemple : « Les porteurs qui ne font pas de trekking, ceux qui ravitaillent les villages et portent des charges de 120 kilos pour gagner quasiment rien. »
Tout le monde s’accorde, en revanche, pour dire que la question des assurances pose problème. « En cas de décès d'un sherpa, explique Didier Cour, sa famille touchera une somme qui lui permettra, au mieux, de tenir deux ans. Donc, quand c'est des gars de 30 ans qui meurent, ce sera très compliqué de payer la scolarité des enfants. C'est surtout pour ça qu'ils protestent. »
Pendant longtemps, les sherpas se contentaient de porter les bagages des alpinistes. La préparation des voies était assurée par des alpinistes occidentaux. Mais les sherpas népalais se sont spécialisés, et équipent désormais les itinéraires. Une aubaine pour les agences occidentales, à qui cela revient moins cher. Marc Batard s’en agace : « L'Everest est devenu une telle boîte à fric que les sherpas prennent un maximum de risques sans avoir de réelle formation, sans toujours être au point dans la gestion des risques, pour équiper la voie avant que les expéditions n'arrivent et que les touristes qui paient un max puissent faire l'ascension. »
Didier Cour constate également une dérive. Lui a fait l'ascension en 1986. « Cette année-là, il n'y avait qu'une expédition, se rappelle-t-il. Aujourd'hui, au printemps, en moyenne, il y a 35 expéditions en même temps à l'Everest. On voit des lignes ininterrompues de gens à la queue-leu-leu. » Pour la saison avril-mai , le gouvernement a accordé un permis d'ascension à 734 personnes, dont 400 guides, pour 32 expéditions prévues.
DOUBLEMENT DES CORDES ET DIMINUTION DES TARIFS
L'arrivée des systèmes de routage météo, qui permettent d'anticiper les créneaux de beau temps plusieurs jours à l'avance, a encore compliqué les choses. « Tout le monde calcule son trajet pour être au sommet les jours où on sait qu'il va fairebeau, raconte Dider Cour. Résultat, certains jours, il y a plus de soixante-dix personnes au sommet, et vous êtes obligé d'attendre que certains descendent pour pouvoir y monter. »
La « surpopulation
saisonnière » de l'Everest
entraîne notamment la pollution du plus haut sommet du monde, et peut pourrir l'atmosphère. L'an dernier, une violente altercation avait opposé trois alpinistes
occidentaux – parmi les meilleurs au monde – à des sherpas qui préparaient la
voie pour les touristes.
Le gouvernement népalais a annoncé récemment son intention de doubler le nombre de cordes sur les murs de glace pour améliorer les conditions de sécurité. « C'est complètement faux, s'offusque Marc Batard. C'est uniquement une question de business, si on double le nombre de cordes, c'est pour fairepasser le maximum de touristes, et donc le maximum de fric. La volonté de l'Etat népalais d'abaisser le tarif des autorisations d'ascension de 18 000 à 8 000 euros à partir de l’an prochain peut aussi être perçu comme une incitation à faireaccéder encore plus d’aspirants au toit du monde.
- Henri Seckel Le Monde.fr