Cet Allemand de 57 ans, proche du quintal, a pourtant dit à ses proches qu’on ne l’y reprendrait plus. Après son deuxième échec, en 2011, il confie à son épouse et indéfectible soutien, Monika, qu’il arrête les frais. « J’ai alors vu de la joie dans ses yeux », s’émeut-il. Mais quelques jours plus tard, il change d’avis. On ne tourne pas le dos aussi facilement à un rêve de gosse. Pour sa troisième tentative, en 2013, il abandonne encore : une fois de plus. « Le vent m’éloignait des côtes françaises, se souvient-il avec un sentiment d’amertume.On n’aurait pas dû me faire partir avec de telles conditions météo. »
La traversée de la Manche à la nage est un défi qui ne date pas d’hier. Parti de Douvres, le Britannique Matthew Webb est le pionnier de ces nageurs au long cours à avoir rejoint le continent. Le 25 août 1875, il atteint les côtes françaises au terme de plus de 21 heures d’efforts. Depuis, sur une dizaine de milliers de tentatives, quelque 1 500 nageurs ont réalisé l’exploit. La Britannique Alison Streeter, surnommée la « Reine de la Manche », a même accompli 43 traversées, un record absolu tous sexes confondus qui lui a valu d’être anoblie. Et si les sujets de Sa Majesté représentent la moitié des arrivants, l’épreuve s’est internationalisée ces dernières années. Plusieurs dizaines de nationalités figurent sur la liste des arrivants, qui peuvent être originaires duBrésil, d’Inde, du Mexique, de République tchèque… Depuis deux ans, le record de rapidité appartient à l’Australien Trent Grimsey. Son temps : 6 h 55 minutes.
Deux associations britanniques, la Channel Swimming Association (CSA) et la Channel Swimming and Piloting Federation (CSPF) sont chargées de fournirdes bateaux accompagnateurs pour suivre les candidats et d’homologuer les performances. La traversée ne peut s’effectuer que dans le sens Angleterre-France, les autorités françaises ayant interdit depuis plusieurs années les départs depuis leurs terres (les allers-retours, très rares, sont toutefois autorisés). Et il faut savoir se montrer patient : avec seulement une douzaine de bateaux disponibles et une saison concentrée de fin juin à début octobre, période de l’année durant laquelle l’eau est moins froide, les places se font rares. Aujourd’hui, il faut compter deux ans pour réserver sa traversée. Mais aucun candidat n’est certain de pouvoir se jeter à l’eau le jour convenu : les données météorologiques, notamment la force du vent, peuvent retarder les départs.
On ne traverse pas une mer à la nage sans un entraînement solide. Lors des douze derniers mois, Peter Hücker, qui travaille comme consultant en finance internationale, multiplie les séances en piscine et dans les lacs de sa région de Nuremberg. Même en hiver, quand l’eau frise parfois les 5 °C et lui donne « l’impression d’avoir le corps piqué par mille aiguilles en même temps ». Au printemps, il part s’entraîner en Ecosse, dans le Loch Ness, réputé pour ses eaux profondes et froides. Parfois, la préparation vire à l’obsession du détail. Comme lorsqu’il prend un bain à 6 °C pendant une heure et utilise ses connaissances d’ancien étudiant en chimie afin de voir combien de calories il brûle dans l’eau froide. Il se fixe même le défi de réaliser 60 000 pompes en 100 jours, à raison de 600 par jour : « Autant pour renforcer le corps que le mental. A la fin, mes épaules me brûlaient, mais j’ai réussi ! »
Aussi loin que porte sa mémoire, Peter Hücker a toujours été un « nageur lent ». « Aux cours de natation, à l’école, je terminais souvent parmi les derniers », raconte-t-il. Mais il a surtout toujours aimé les défis, comme celui qu’il s’était fixé, après un grave accident de ski alors qu’il était adolescent, d’effectuer « un long trajet à la nage ». Son rêve peut pourtant aisément ressembler à un cauchemar : nager plus de 33 kilomètres, la distance à vol d’oiseau séparant Douvres et Calais. Soit, en moyenne, une quinzaine d’heures d’efforts, entre 20 000 et 30 000 rotations des bras. Le tout dans une eau d’une quinzaine de degrés, avec pour seule tenue autorisée un maillot et un bonnet de bain, accompagné d’un seul bateau auquel il n’est pas possible de s’accrocher sous peine de disqualification. « Il y a un tiers de mes amis qui me disent : “Tu es complètement taré.” Certaines personnes ne comprennent pas ce qu’elles-mêmes ne se sentent pas capables de faire. »
Il est 19 h 30 à Varne Ridge, un camping cosy d’une douzaine de bungalows, à quelques kilomètres de Douvres, où dorment la plupart de ceux qui vont tenterla traversée. Comme chaque soir, ils appellent leur pilote pour savoir s’ils pourront prendre le départ la nuit suivante. Après des mois voire des années d’entraînements, c’est le temps de l’angoisse de l’attente. Arrivé fin août avec sa femme Monika et deux amis, Peter Hücker n’est pas parti le jeudi 4 septembre, comme il l’espérait, à cause d’un vent trop fort. En octobre 2013, il avait déjà dûreporter sa quatrième tentative à cause du mauvais temps. Alors, en attendant de pouvoir partir au large, il s’entraîne dans la baie de Douvres, où les nageurs viennent enchaîner les longueurs. Et il se réconforte en se payant des glaces avant et après ses séances dans l’eau. Sa « dose homéopathique de froid », s’amuse-t-il.
Les candidats à la traversée, qui œuvrent souvent pour des associations caritatives, n’ont généralement pas de problème d’argent. Il faut en tout caspouvoir débourser un peu plus de 3 500 euros pour se payer les services d’un pilote. Sans compter le voyage jusqu’à Douvres et le logement. Susie Oldham, une Australienne de 68 ans venue de Perth, commence d’ailleurs à se faire du souci. Arrivée début août en Angleterre, elle n’a pas pu nager le jour qui lui était initialement attribué et a vu son séjour se prolonger sensiblement. Son budget global oscille entre « 8 000 et 9 000 euros », comme la plupart des concurrents.« Traverser la Manche, cela équivaut à acheter une petite voiture », résume Peter Hücker.
Ecouter l’histoire de ces nageurs de la Manche revient souvent à comprendrecomment une ambition au premier abord irréaliste et abstraite se concrétise au fil du temps. « Quand j’étais plus jeune, je ne pensais pas y arriver à cause du froid et d’autres raisons. Le rêve semblait trop grand », confie André Wiersig, directeur des ventes d’une grande entreprise située dans le centre de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Installé dans le camping de Varne Ridge, ce grand Allemand de 42 ans à la mâchoire carrée et aux pectoraux saillants incarne à la perfection la détermination nécessaire pour réaliser cette performance. L’homme est tout sourire en cette fin d’été : il vient de traverser la Manche en 9 h 43 minutes, un temps très correct pour cet ancien triathlète de haut niveau.
Devant sa caravane, un carton vide de Veuve Cliquot témoigne de la fête la veille. Le point final de deux années de préparation très difficile. « Je ne me douche plus à l’eau chaude depuis décembre 2012, raconte-t-il. Même pour melaver les mains, je n’utilise que de l’eau froide. » Pendant plus d’un an, André enchaîne les longueurs dans la piscine de sa ville : une seule séance par semaine, mais au cours de laquelle il peut parfois nager 35 kilomètres. Pouraugmenter sa résistance, il achète une grande baignoire extérieure qu’il remplit de 1 000 litres d’eau froide et l’installe dans le jardin de sa maison, à Paderborn. L’hiver, il casse la couche de glace à la surface pour pouvoir s’installer dans cette baignoire, le soir après le travail : « Quand tu arrives à rester douze minutes là-dedans et que tu en sors, tu te sens incassable ! Et le lendemain, quand tu t’engueules avec ton patron, tu te sens toujours indestructible… »
« Indestructible », André ne l’était pourtant pas au départ de sa traversée, malgré le sérieux de sa préparation. Cet instant où il faut s’enfoncer dans la Manche est aussi attendu que redouté. « Durant le moment où l’on a rejoint en bateau la plage Shakespeare, notre point de départ, je me sentais l’homme le plus seul au monde. C’était inexplicable. » Mais, une fois dans l’eau, enduit de crème solaire et de vaseline pour éviter les frottements, il est resté imperturbable, concentré sur ses mouvements de crawl, même lorsque son bateau accompagnateur tanguait, lui donnant « l’impression qu’il allait seretourner ». André a nagé sans se laisser distraire par les énormes cargos qui passent parfois à quelques dizaines de mètres. Il a pris garde de ne pas avalerd’eau de mer pour éviter les vomissements. Tant bien que mal, il s’est éloigné des bancs de méduses. Et pour se ravitailler, il a fait au plus vite en saisissant les perches tendues par les membres de l’équipe sur le bateau. Car avec les courants, chaque seconde perdue retarde de plusieurs minutes l’arrivée sur les côtes françaises. « Pendant la nage, je restais positif et concentré, raconte-t-il.J’essayais d’être le plus efficace possible dans mes mouvements. »
« Quand vous nagez et que vous ne voyez plus la terre, bien sûr que vouspouvez penser que ce n’est pas une place où l’on devrait être, reconnaît André Wiersig. C’est peut-être fou, mais ça vous montre de quoi vous êtes capable. On peut réaliser de grandes choses. » Dans la bouche des candidats à la traversée, les mêmes expressions reviennent en boucle : « défi ultime », «dépasser ses limites », « montrer [aux autres ou à soi-même] qu’on peut le faire». La Manche reste le Graal pour les amateurs de natation en eau libre. Figurant parmi les zones maritimes les plus fréquentées du monde, jonction entre l’océan Atlantique et la mer du Nord, l’« English Channel », comme l’appellent les anglophones, n’a rien perdu de son pouvoir de fascination.
« Ici, c’est l’Everest des nageurs, résume Irene Keel, une Australienne de 73 ans qui nage au profit d’une association pour les personnes souffrant de maladies neuromotrices. Sauf qu’ils sont plus nombreux à avoir gravi la montagne que ceux qui ont traversé la Manche à la nage. Et il y a eu plus de morts dans l’Everest. » Depuis 1926, les associations recensent officiellement huit morts lors de tentatives de traversée. Les mots de l’Australienne – prise d’asthme, elle a dû abandonner, le 9 septembre, ses espoirs de devenir la doyenne de la traversée – soulignent la crainte, chez les nageurs comme les organisateurs, de voir leur défi réduit à une activité de têtes brûlées. « J’ai vu des gens s’effondrer lors de marathons ou en montant les escaliers, répond Peter Hücker lorsqu’on l’interroge sur les dangers. Quand on part, on sait que ce n’est pas pour une petite balade. Il y a des risques, mais pas plus qu’enfootball ou au bowling. »« C’est bon pour le cœur ! », estime Otto Thaning. Ce Sud-Africain de 73 ans, proche du double mètre, sait de quoi il parle : chirurgien cardiaque encore en activité, il fit ses classes aux côtés de Christiaan Barnard, le premier médecin du monde à avoir réalisé une transplantation cardiaque d’homme à homme, en 1967. Le 7 septembre, Otto Thaning est devenu le doyen de la traversée de la Manche, qu’il a effectuée en un peu moins de 13 heures.
Si les exigences des associations organisatrices, et notamment l’obligation deprésenter un certificat d’aptitude à nager plus de six heures dans des eaux froides pour voir sa candidature acceptée, réduisent les risques, la traversée reste épuisante. Peter Hücker en sait quelque chose. Le 7 septembre, vers 5 heures du matin, il débarque enfin sur le rivage français, à quelques centaines de mètres du cap Blanc-Nez. Après plus de 23 heures de nage. Pas si loin du record de lenteur de la traversée établi en 2010, en un peu plus de 28 heures. Pris de crampes, Peter ne veut plus remonter sur le bateau. Il retourne finalement à bord et vit le retour comme un fantôme, « trop fatigué pour avoirdes pensées ».
Epuisé, il ne se souvient plus de ce qu’il avait confié avant de partir à l’assaut de son Everest marin : « Quand je nage dans la Manche, je me sens juste heureux. Je me dis que c’est ce que je rêve de faire. C’est le symbole de la liberté d’être là, au milieu de l’eau. » Peut-être pense-t-il à cette phrase de Winston Churchill qui semble si bien résumer la quête de ces cinq dernières années : « Le succès, c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme. » De nouveau à Douvres, Peter tient à retourner tout seul à pied jusqu’à l’appartement qu’il a loué avec les trois membres de son équipe. La solitude, pour prendreconscience de l’exploit. « En marchant au bord de la plage, j’ai commencé à vraiment réaliser ce que je venais de faire. »
A quelques mètres de là, sur le front de mer de Douvres, le buste de Matthew Webb, avec sa moustache imperturbable, oxydé par l’eau salée, attend le nouvel arrivage de nageurs, en mai 2015. L’histoire du capitaine britannique, qui but la tasse de trop en 1883 dans les tourbillons du Niagara, reste méconnue de la plupart des touristes qui se promènent dans la ville côtière. Mais sa phrase fétiche résonne encore dans la tête de tous les candidats à la traversée : « Nothing great is easy ». « Rien de grand ne se fait dans la facilité. » Des mots que Peter Hücker a inscrits sur son bonnet de bain.