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Quand le rugby fait son cinéma

Rugby at the movies

 
In New Zealand:    The Ground We Won

With great bawdiness and backbone, a rugby team made up of farmers strive to redeem themselves from a long run of bitter loses. In the face of the hefty demands of farming and fatherhood, the Saturday game becomes the focus of the men’s passions and the ground on which their worth is proved. ‘The Ground We Won’ is a highly authentic, slice of life film about the challenges and joys of manhood, as seen through the rites and rituals of a rural New Zealand rugby club.

En France :  Mercenaire.

Si le rugby, comme l’affirme le stéréotype, est une «?école de la vie?», alors le cinéma offre un complément d’apprentissage idéal à ce sport. «?Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage?», enseigne La Fontaine.

Et l’attente, c’est ce que découvrent, par un dimanche printanier, les rugbymen de l’Union sportive Fumel Libos (USFL), une équipe de Fédérale 3, le cinquième et dernier échelon dans la hiérarchie. Ils sont pourtant appelés à devenir les personnages d’un film, Mercenaire, de Sacha Wolff, rarissime immersion de la fiction dans l’univers de l’Ovalie. Le pitch?: un jeune Wallisien de Nouvelle-Calédonie part en métropole tenter sa chance en bravant l’autorité paternelle. Refusé à Agen, il atterrit à Fumel, commune de 5?000 âmes.

«?Vous ne verrez plus jamais un film de la même façon?», promet Sacha Wolff aux sportifs. Les voilà en effet recrutés sur leur propre pelouse, pour douze heures de tournage qui nourriront cinq minutes de pellicule effective. Sous le soleil du Sud-Ouest et deux perches à micro, il leur faut enchaîner, entre deux temps morts, les scènes de mêlée contre les voisins de Villeréal. Deux consignes se chevauchent. Le «?Flexion?! Placement?! Stop?! Prêt?!?», de l’arbitre et le «?Silence?! Action?! Coupez?!?» du septième art. Après quoi, repos jusqu’à la prochaine prise. Quelques-uns en profitent pour s’amuser avec la balle, d’autres retrouvent leur position horizontale pour griller une cigarette ou converser bruyamment au téléphone. L’assistant réalisateur doit multiplier les rappels à l’ordre afin de discipliner le pack et la buvette voisine?: «?Fumel, échauffez-vous pour la mêlée qui va suivre?! Sans ballon et sans parler?!?» Quelques blagues fusent parmi les figurants?: «?C’est pas terrible comme match. On se casse???»«?C’est vrai, ça joue pas…?»

Mercenaire est l’histoire d’une rencontre, pendant six semaines, de deux milieux qui d’ordinaire s’ignorent. D’un côté des colosses exhibant des tatouages maoris, de l’autre des artistes, plutôt hipsters avec leurs jeans au bord de l’effondrement. Pour Sacha Wolff, 33 ans, diplômé de la Femis, tout est à inventer en raison de «?ce clivage français?»?: «?Pour les intellos, le sport est un truc de beaufs, alors qu’on peut raconter des choses fines avec le rugby et que le cinéma français est précisément celui de l’intime. Le visage d’un rugbyman dit ce qu’il est : sa vie. Un pilier droit a une tête de pilier droit. J’aime beaucoup les films de boxe, et surtout Fat City[La Dernière Chance, 1972], de John Huston, que je considère comme le plus grand film sur le sport.Il y a la même dimension physique dans le rugby, un pro est cassé de partout à 40 ans. Avec, en plus, une dimension collective. »

« La culture des samouraïs »

Parrainé par Bruno Dumont (auteur, entre autres de La Vie de Jésus et de L’Humanité) pour ce premier long-métrage, Sacha Wolff a consacré cinq années à son écriture. L’idée a surgi à la lecture d’un article publié en 2008 dans Le Monde par ­notre collègue Bertrand d’Armagnac, mort en 2012. Sous le titre «?Dans le Jura, le rugby prend l’accent des Sud?», il relatait comment Lons-le-Saunier, comme d’autres clubs de Fédérale, suivait l’exemple des cylindrées professionnelles en enrôlant une quinzaine de jeunes Sud-Africains, Tonguiens et Fidjiens. «?Des mercenaires, précise Sacha Wolff. C’est ainsi qu’on appelle ces joueurs étrangers de façon péjorativeMais ils renvoient plutôt à la culture des samouraïs, ils ont un même côté “ronin”?», ces guerriers nippons n’ayant plus ni maître ni cause. Le cinéaste est ensuite parti à la rencontre des îliens du Lyon olympique universitaire en se liant d’amitié avec le pilier wallisien Laurent Pakihivatau, devenu son passeur auprès des exilés, avant de faire des repérages en Nouvelle-Calédonie. En juin, l’équipe, resserrée, s’envolera vers Nouméa pour tourner le début et la fin du film.

«?De la société océanienne, je connaissais L’Ame des guerriers?», le film néo-zélandais (1994) de Lee Tamahori d’après le roman d’Alan Duff, confie humblement Sacha Wolff, qui envisageait plutôt au départ que son personnage principal, Soane, soit samoan ou tonguien. «?Mais les Wallisiens, en plus, sont français, précise le réalisateur. Leur position est particulière?: ils sont déjà des immigrés en Nouvelle-Calédonie et les jeunes là-bas ne parlent plus leur langue [que l’on entendra dans le film]. Arrivé dans le Sud-Ouest, Soane est considéré comme étranger dans son propre pays. Il se cherche une famille et croit la trouver dans cette nouvelle structure qu’est l’équipe. Le film est raconté du point de vue du Wallisien. C’est comme un western mais du côté des Indiens.?» La productrice Claire Bodechon a été séduite par ce scénario «?de l’ordre de la tragédie classique?», avec «?sa réflexion en miroir autour de la cellule familiale et de celle de l’équipe?». Coproduit par Arte et doté d’un budget de 1,4 million d’euros, Mercenaire doit sortir au premier semestre 2016.

« Curieusement, mon personnage dans le film correspond à ce que j’essaie de faire aujourd’hui dans un projet de partenariat du Racing Metro avec mon club d’origine, Païta?: aider les jeunes à trouver le droit chemin? »

Pour ses courts-métrages, Sacha Wolff avait déjà l’habitude de travailler avec des acteurs non professionnels. Là, il n’a guère eu le choix car «?des comédiens wallisiens, ça n’existe pas?», avance-t-il. A l’exception de l’actrice Iliana Zabeth (remarquée dans L’Apollonide, de Bertrand Bonello, ou Week-ends, d’Anne Villacèque), tous les rôles sont tenus par des gens du rugby, le principal par Toki ­Pilioko, espoir à Aurillac (Cantal). Deux autres ­piliers wallisiens sont également à l’affiche?: ­Laurent Pakihivatau, aujourd’hui éducateur à Bourg-en-Bresse, et Mikaele Tuugahala.

Cet ancien racingman, qui a mis fin à sa carrière en 2013, y a retrouvé un écho à son histoire. «?Je suis arrivé en 2001 à Mont-de-Marsan sans connaître personne et en laissant une femme et trois gamins au pays. A 25 ans, j’étais le plus vieil espoir du club et je n’avais pas le droit à l’erreur. Pendant deux ans j’ai joué en réserve, puis je suis passé semi-pro et pro à 30 ans, quand le Racing m’a appelé.Curieusement, mon personnage dans le film correspond à ce que j’essaie de faire aujourd’hui dans un projet de partenariat du Racing Metro avec mon club d’origine, Païta?: aider les jeunes à trouver le droit chemin?», explique cet ambassadeur du rugby à Wallis-et-Futuna.

Le réel au cœur de la fiction

Comme la plupart des comédiens, Sébastien ­Calvet, dirigeant du club d’Agen, doit jouer son propre rôle. Dans son cas, celui d’un recruteur. Il se souvient que «?les passionnés de rugby avaient été déçus par Invictus, le film (2009) de Clint East­wood qui évoquait la Coupe du monde sud-africaine de 1995 autour des figures de Mandela et du capitaine des Springboks François Pienaar?: «?Il n’y avait pas l’effort de s’intéresser à la réalité, alors que Mercenaire a pour décor le monde du rugby réel.?» «?Quand je vous entends dire?: “Allez, les gars, c’est mêlée?!”, vous dites ça en vrai sur le terrain???», s’enquiert ainsiSacha Wolff auprès des joueurs ­fumelois, par strict souci d’exactitude.

Le réel. Il est au cœur de cette fiction qui se veut à mi-chemin du «?cinéma d’auteur et du cinéma populaire?»«?En venant filmer l’équipe dans ses matchs, nous ne nous attendions pas à ce que se déclenche une bagarre générale contre Monflanquin, le rival historique?», s’étonne encore Sacha Wolff, qui pensait à l’origine tourner dans sa région de Grenoble. «?Finalement, on a choisi l’Aquitaine − qui nous a aussi choisis en soutenant le film, explique Claire Bodechon. Le bureau d’accueil des tournages nous a orientés ici, dans cet ancien complexe de Pont-à-Mousson.?»

Ce passé est rappelé dès le portail du centre sportif Henri-Cavallier, avec ses deux colonnades en tuyaux de fonte. Le stade a été racheté en 1991 pour un euro symbolique par la communauté de communes à l’usine voisine – ou plutôt ce qu’il reste de Métaltemple Aquitaine après liquidation. Les murs de celle-ci portent les traces de la toute récente grève, doublée d’une occupation désespérée?: «?136 chômeurs, aujourd’hui c’est nous, demain c’est vous?!?» Quarante-trois salariés ont pu être conservés par le repreneur.

Mémoire des «?bouffe-rouille?», surnom qu’a gardé Fumel pour ses joueurs fondeurs, Guy ­Cassagne, 83 ans, était entré dès ses 16 ans à l’usine, quand elle se nommait Société minière et métallurgique du Périgord et comptait plus de 3?000 salariés. A son départ, en 1984, les effectifs avaient été divisés par dix. Président de l’amicale des supporteurs, l’électromécanicien intégra alors le comité directeur du club?: «?On m’a rappelé en 2011 pour devenir speaker, je le suis toujours.?» C’est à ce titre que sa voix interviendra dans Mercenaire.

Dans cette «?ville d’immigrés, à forte identité ouvrière, si différente des autres de la région?», ­Sacha Wolff aura pu déjà éviter un écueil, ce qui n’est pas évident quand on installe sa caméra pour filmer ce sport dans le Sud-Ouest?: «?L’image du rugby cassoulet.?»

LE MONDE SPORT ET FORME | 14.05.2015