Pour les jeunes urbains, passer le permis de conduire n’est plus une nécessité. Les 18-30 ans dédaignent la voiture personnelle, qu’ils jugent chère et superflue.
« Pour ton bac et tes 18 ?ans, tu veux qu’on te paye le permis ?», proposent les parents. Regard d’incompréhension. « Euh, non merci! », bredouille leur progéniture. Scène vécue dans bien des foyers parisiens. En guise de rite d’entrée dans la vie adulte, le bachelier se verrait plutôt doté d’une carte bleue, d’un ordinateur plus puissant ou d’un vélo à pignon fixe.
Le dimanche 27 septembre, avec la nouvelle journée sans voiture, Paris tentera de prouver « qu’on peut se déplacer autrement ». Pour les jeunes urbains de la génération Y, la démonstration n’est plus à faire. Evoquer devant eux «le permis de conduire, ce passeport pour l’indépendance», fait de vous des géniteurs très XXe siècle. « Pas une priorité », «Je n’en vois pas trop l’utilité », « Vraiment pas le truc qui fait rêver », répondent-ils mollement.
Un manque d’enthousiasme que corrobore le cabinet d’audit KPMG : le taux de détention du permis a cessé de progresser chez les 18-29 ans, passant de 76 % en 1992 à 73 %, en 2012. Avec une baisse sensible du côté des 18-20 ans. « On ne passe plus le code à 17 ans et demi. Plutôt vers 22-23 ans. D’ailleurs, dans les statistiques d’accidentalité, les “jeunes conducteurs” ne sont plus les 18-25 ans, mais les 18-29 ans », relève-t-on au Conseil national des professions de l’automobile.
Le phénomène est circonscrit dans l’espace et dans le temps. Il concerne les grands centres urbains, quand ailleurs, banlieue ou zone rurale, accéder à l’emploi passe, plus que jamais, par l’automobile. En Ile-de-France, 22 % des 18-20 ans peuvent prendre le volant, contre 67 % en campagne (selon l’Insee, en 2008). « Mais, attention, à Paris et dans les villes de plus de 100 000 habitants, si les jeunes passent le permis plus tardivement, ils y viennent quasiment tous tôt ou tard, tempère Flavien Neuvy, de l’Observatoire Cetelem de l’automobile. Seuls 22 % s’imaginent durablement sans. Ce n’est pas une vie sans permis, c’est une jeunesse sans permis.»
«Tu sais conduire? T’as grandi à Rouen, toi…?» La « vanne » court les amphis d’université. Qui a le papier rose n’est pas parisien. Ni new-yorkais. Là-bas aussi, le conducteur se trahit. Dès 2012, le New York Times relevait que la moitié seulement des jeunes de 19? ans avaient le permis, contre les deux tiers en 1998. Une affaire de densité urbaine, commune à Londres, Berlin, Tokyo, Barcelone, Montréal…
«Je suis adulte, je ne vais quand même pas passer ma vie à l’arrière de la voiture», assure Bethsabée. Cette année, c’est décidé, elle met 1 ?500 euros de côté. « Mais c’est un truc de nantis, le permis, je ne comprends pas que ce ne soit pas gratuit comme le bac. » Le principal frein est là, budgétaire. Certes, il est aussi question de transmission qui ne se fait plus. « Avec 61 % de foyers sans voiture à Paris, et un gros tiers dans les dix autres métropoles de l’Hexagone, les jeunes urbains reproduisent un schéma parental », selon le journaliste blogueur Olivier Razemon.
Mais, dans leurs propos, il est d’abord question de priorités plus vitales, d’insertion professionnelle trop lente et de budgets trop serrés. Le permis, la voiture, l’essence, l’assurance, le stationnement, « c’est un coût énorme, pas du tout dans les projets à dix ans » de Charlotte Bayardon, 23 ans, qui vit en colocation et travaille dans un supermarché bio. « Tout ce système saoule, explique Odhran Dunne, encore étudiant. Tu mets le doigt dedans, ça te coûte une fortune. A vélo, je vais plus vite. »
Cette génération, dont toutes les étapes d’entrée dans la vie adulte sont retardées, dont les pratiques numériques limitent les besoins de déplacement, et qui trouve sa ville « déjà assez polluée comme ça », pioche, en experte, dans la riche palette d’offres de mobilité proposées. Des « multimodaux », comme les définit Nicolas Louvet, du bureau de recherche 6T, spécialisé dans la mobilité et l’urbanisme. « Leur émancipation ne passe plus par la voiture, mais par le smartphone. Ils ne quittent plus leurs parents à 18 ans, mais à 13 ans, dans leur chambre.»
Marche, bus, métro, tramway, vélo en libre-service, scooter, vélo électrique, covoiturage, « taxis? » de particuliers censément interdits, mais qui persistent sur un mode partagé ou nocturne (UberPool, Heetch)… Tout cela dissuade « d’acheter un bien cher immobilisé 80 % du temps, qui n’est même plus statutaire, contrairement aux possessions numériques », note Eric Champarnaud, du cabinet de prospective économique Le BIPE. BlaBlaCar, florissante société de covoiturage, vient d’interroger 14 000 de ses membres. Quelque 17 % d’entre eux prévoient de retarder le passage du permis grâce à ce service. Se faire covoiturer en Normandie coûte 7 euros à Camille Collin, étudiante en communication à Paris. « Et c’est beaucoup plus sympa que de conduire seule. La dernière fois, on n’était que des jeunes, on s’est raconté nos vies.»
A 21 ans, Camille analyse elle-même ce «changement de mentalité » qu’elle incarne. « Je pense que je passerai le permis un jour pour pouvoir louer une voiture en vacances, mais je n’intégrerai pas ce truc dans ma vie, je n’en achèterai pas, même avec des enfants. » Le rapport distancié qu’entretient cette génération du virtuel, de l’immédiateté, à l’objet motorisé individuel, perçu comme pesant et contraignant, a de quoi soucier les constructeurs automobiles. D’autant que les habitudes prises avant 30 ans ont tendance à perdurer.
Laurent Fouillé, auteur d’une thèse de sociologie sur l’attachement automobile, voit « d’autres objets représenter l’époque, la modernité, occuper l’imaginaire? ». « Et comme il y a moins d’affect, on en revient à un calcul rationnel. » Pas de voiture en ville pour un usage limité. Et surtout pas de voiture neuve – l’âge moyen de l’acheteur est de 54 ans, en recul chaque année. A pousser le calcul jusqu’au bout, pourquoi passer le permis maintenant se demandent nos jeunes interlocuteurs. En 2020, les premières voitures autonomes circuleront sur l’autoroute.