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Le maraîcher prend la clé des champs

The market gardener quits

 

A 62 ans, désireux de changer d’air et fatigué par les contraintes liées à son exploitation agricole, Joël Thiébault va arrêter son activité. Un crève-cœur pour les chefs qui appréciaient ce fournisseur unique.

Pour la première fois cette année, Joël Thiébault n’a pas passé l’hiver à cogiter sur toutes les nouveautés végétales qu’il pourrait semer à l’orée du printemps. Dans ses champs, il reste encore bon nombre de légumes racines, les salades d’hiver sont en fin de cycle, et il plantera quelques légumes annuels pour l’été. Mais jamais ses terres n’auront été si peu productives. Et pour cause, bientôt l’agriculteur le plus célèbre d’Ile-de-France cessera son activité.

Pendant plus de quarante ans, quatre fois par semaine et en toutes saisons, il a déployé ses cagettes de légumes à l’ombre de la tour Eiffel. Joël était la star des marchés de la capitale, l’idole des touristes en quête de couleur locale, le fournisseur chéri d’une centaine de restaurants et l’ami intime des chefs étoilés.

Dans une époque toujours plus obsédée par le produit de qualité, ce fils d’une lignée d’agriculteurs de Carrières-sur-Seine (Yvelines) incarnait le maraîcher idéal, complice et passionné, que l’on retrouvait au marché de l’Alma ou sur la rue Gros, à deux pas de la Maison de la radio. Devant son stand, l’attente pouvait être interminable, et les cucurbitacées, herbes aromatiques, tomates anciennes ou radis multicolores vendus à prix d’or.

Qu’importe, ses clients n’avaient de cesse de vanter ses merveilles — jusqu’à 300 variétés cultivées sur 20 hectares. Et puis, catastrophe : il y a quelques mois, le roi des maraîchers parisiens a annoncé qu’il se retirait, sans certitude d’avoir un repreneur. « C’est un coup dur, confie William Ledeuil de Ze Kitchen Galerie, qui se fournit chez lui depuis plus de quinze ans. Toutes les semaines, j’improvisais des recettes en fouinant dans son stand... C’est une grande source d’inspiration et de goûts qui disparaît ! »

Jean-François Piège était en pleine ouverture de son Grand Restaurant lorsque Thiébault l’a averti : « Cela m’a foutu la journée en l’air, dit le cuisinier. J’ai compris que j’allais perdre mon meilleur fournisseur mais aussi un ami et collaborateur qui m’apprenait sans cesse des choses. On ne peut pas faire le fanfaron quand on est en face de quelqu’un qui maîtrise autant son univers. » Car outre un savoir-faire hors pair, Joël Thiébault s’est distingué par son insatiable curiosité pour les légumes inédits, sa grande capacité d’écoute, d’échange, et un excellent sens commercial.

“IL FAUT APPRENDREGOÛTER SES PRODUITS, TESTER ET RETESTER, POUR SAVOIR VRAIMENT CE QUE L’ON FAIT ET RÉPONDRE AUX ATTENTES DES CLIENTS. IL FAUT AVOIR UNE SIGNATURE ”, JOËL THIÉBAULT

« Cela ne suffit pas d’ouvrir un catalogue et de planter des carottes de toutes les couleurs, assure le producteur. Il faut apprendre, goûter ses produits, tester et retester, pour savoir vraiment ce que l’on fait et répondre aux attentes des clients. Il faut avoir une signature, comme les chefs en ont une en cuisine. »

Aujourd’hui, le créateur aux mains vertes, qui s’est levé toute sa vie à 4 heures, est fatigué. « J’ai 62 ans, je ne veux pas mourirles pieds dans la terre. Mais ce sont surtout les normes administratives et les contraintes juridiques, toujours plus lourdes, qui m’épuisent. » Résultat : sa florissante exploitation risque de disparaître d’ici à fin 2016. « Un de mes gars pourrait reprendre quelques parcelles, mais c’est si compliqué de s’implanter aujourd’hui que rien n’est moins sûr. »

Le chef Julien Dumas (Lucas Carton), qui se procurait 80 % de ses légumes chez Thiébault, envisage, lui, de créer son propre potager bio : « Sans Joël, il va falloir se bouger les fesses. Si je lance mon propre jardin avec un jeune jardinier, ce sera, je l’espère, sous sa supervision. Il nous aidera ainsi à perpétuer tout ce qu’il sait. » Thiébault, qui pense se lancer dans le consulting, le suggère lui-même : c’est peut-être grâce aux chefs que la transmission terrienne pourra s’opérer.

www.lemonde.fr 04.03.2016 Par Camille Labro