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L’histoire inachevée des enfants volés

The unfinished story of the stolen children

 

Enfants réunionnais déportés : la France face à son histoire

L’histoire inachevée des enfants volés de La Réunion:  Parce que l’île était pauvre et que la France rurale avait besoin d’être repeuplée, 1 600 petits Réunionnais ont, de 1963 à 1982, été déracinés et envoyés en métropole.

Jessie doit avoir 8 ou 9 ans. Elle vit chez sa grand-mère au Cœur-Saignant, un quartier miséreux du Port, à La Réunion. L’école, elle y va quand ça lui chante. Elle préfère traîner dans la rue avec ses copines. Parfois, quand elle a trop faim, elle s’aventure même sur les décharges. Quand elle n’a pas bu, sa grand-mère Uranie devient vite violente. Heureusement, elle est rarement à jeun. Uranie a mis sa propre fille à la porte, pas de « fille-mère » à la maison. Mais de temps en temps, quand l’aïeule s’absente pour trinquer avec ses amies, la jeune maman vient voir en douce son enfant. ­

Jessie le sent, sa mère l’aime, mais craint plus encore la grand-mère. Cette année-là, son frère et sa sœur, nés plus tard et placés ailleurs, l’ont rejointe. Un jour, leur mère passe les voir. Jessie décide alors, avec son frère et sa sœur, de la suivre. Quand elle s’en aperçoit, elle leur demande de faire demi-tour puis, face à leur insistance, leur lance des cailloux. Jessie a le sentiment qu’elle ne reverra pas sa mère. En la regardant s’éloigner, elle fait une crise de nerfs. Elle reviendra à elle sur un lit, chez des voisins.

Des suites de cette journée, Jessie Moënner, 60 ans désormais, ne conserve que de vagues souvenirs ponctués d’énormes trous noirs. Elle ignore comment elle s’est retrouvée à l’orphelinat de Saint-Gilles-les-Hauts, ne se souvient plus du voyage vers la métropole, à 9 000 km de chez elle, ni de son arrivée, à 11 ans, à l’aérium de Saint-Clar, dans le Gers. Juste un léger flash de son frère qui hurle dans l’avion. 

Dans les années 60 et 70, des centaines d’enfants réunionnais ont été déracinés dans le but de repeupler les campagnes françaises. Une page sombre de l’histoire, largement méconnue, au cœur d’une résolution adoptée mardi à l’Assemblée nationale.

Quand la 2CV camionnette arrive dans la cour de sa nourrice en cette journée d’avril 1966, Jean-Jacques Martial, 7 ans, part se cacher dans le champ de canne à sucre. Dans les années 60, le bruit de ce moteur est bien connu des habitants de La Réunion. C’est celui du véhicule "qui emmène les enfants". "Quand on entendait ce bruit de moteur bien caractéristique, on courait se cacher dans les cannes. La plupart du temps, c'était le facteur", raconte Jean-Jacques dans les colonnes de "Libération", en 2001.

Cette fois, la fuite du jeune garçon dans les champs est vaine. Dans la 2CV camionnette se trouve un représentant de la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (Ddass) de La Réunion avec, à la main, l’ordre d’emmener Jean-Jacques dans les services de l’aide sociale à l’enfance. Le document pointe les conditions de vie détestables du petit garçon, dans une "case exigüe" au "sol en terre battue", et un père "n’ayant pas le sens de responsabilités". Il monte à l’arrière de la camionnette, sans savoir qu’il ne reverra sa terre natale et sa famille que 35 ans plus tard. Un sort que plusieurs centaines de jeunes réunionnais subissent dans les années 60 et 70, pour lequel l'Assemblée nationale a reconnu, mardi 18 février, la "responsabilité morale" de l'État français.

L’exil

Car Jean-Jacques Martial ne reste que peu de temps dans un foyer sur l’île de La Réunion. Il est rapidement envoyé en métropole "où une tante l’attend à Paris", lui explique-t-on. Mais personne n’accueille ce petit garçon terrifié et frigorifié, en tongs et en short en plein mois de novembre, sur le tarmac de l’aéroport d’Orly. Sa destination est en réalité Guéret, dans la Creuse.

Comme des dizaines de petits réunionnais – âgés de 6 mois à 18 ans –, il est placé dans une première famille d’accueil, un couple de vieux paysans "au grand cœur". Puis quatre ans plus tard, nouveau déracinement, une nouvelle famille d’accueil l’arrache à "son tonton et sa tata" pour l’emmener au fin fond du Cotentin. Un drame : le jeune garçon est victime d’abus sexuels par le père de famille.

Jean-Jacques Martial est malgré lui devenu l’une des victimes d’un sombre épisode de l’histoire française. Pendant près de 20 ans, entre 1963 et 1982, quelque 1 600 enfants réunionnais, officiellement abandonnés, souvent sans le réel consentement de leurs parents, ont été transférés dans 64 départements de la métropole française. Un exil forcé, douloureux pour ces enfants déracinés. Certains se suicident, sombrent dans de profondes dépressions, dans la folie, tombent dans la délinquance…

"Droit à la mémoire"

Cette douloureuse page de l’histoire contemporaine reste aujourd’hui encore largement ignorée. Une méconnaissance que combat ardemment la députée réunionnaise Éricka Bareigts. Mardi, elle a présenté une résolution devant l’Assemblée nationale pour "contribuer à la restauration de ce passé et à la résorption des fractures passées". "Aujourd’hui nous devons reconnaître aux victimes un droit à la mémoire, c’est un minimum. Nous devons apprendre et connaître cette histoire pour mieux tourner la page, à La Réunion et en France", explique l’élue, interrogée à FRANCE 24.

La résolution, adoptée 125 voix contre 14, n’apporte aucun droit à des indemnisations. "Cette question a déjà été jugée, précise la députée. Le juge a estimé que les faits étaient prescrits. D’un point de vue juridique, les choses ont été tranchées". Un procès a en effet eu lieu en 2002. Jean-Jacques Martial a attaqué l’État français pour "enlèvement, séquestration de mineurs, rafles et déportation". La procédure échoue, mais l’histoire de ces enfances volées provoque une onde de choc à travers la France et La Réunion. Les langues, peu à peu, se délient. "Cette horreur-là, personne ne l’avait connue avant la procédure de Jean-Jacques Martial", résume Éricka Bareigts. "Si Martial n’avait pas lancé l’affaire, on serait resté dans l’oubli", complète Jean-Charles Pitou, débarqué à 9 ans et demi dans un petit village du Cantal.

Système de vases communicants

Comment une administration française a pu, pendant près de 20 ans, perdre la tête au point de forcer à l’exil des centaines de mineurs ? "Il faut bien avoir le contexte de l’époque en tête, car c’est une histoire terriblement compliquée. […] Devenir manichéen aujourd’hui n’aidera pas à comprendre, ni pour les enfants, ni pour leurs familles ni pour les familles d’accueil qui sont présentées comme des bourreaux", met en garde Philippe Vitale, sociologue à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste de l’affaire des "Réunionnais de la Creuse".

Dans les années 60, La Réunion connaît une surpopulation dramatique, avec, en moyenne, 9 enfants par foyer, et un taux de chômage frôlant les 40 %. Sur l’île, le climat social est explosif. Parallèlement, en métropole, l’exode rural fait des ravages dans les campagnes désertées, et le besoin de main d’œuvre dans les fermes devient criant. Pour le député de La Réunion, Michel Debré, le calcul est simple : il suffit de "déplacer le trop plein vers le trop vide", résume Philippe Vitale. L’élu met en place la politique d’une promotion de l’émigration massive vers la France métropolitaine grâce au Bumidom, le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’Outre Mer. À La Réunion, mais également à la Martinique et en Guadeloupe, l’administration française promet des études et des emplois aux candidats au départ. Un volet de la mission du Bumidom concerne les pupilles réunionnais.

"Pur produit d’une affaire d’État"

"Pour Michel Debré, un Corse, un Breton ou un Réunionnais, c’était la même chose, il avait cette idée d’assimilation. À cette époque, on ne s’embarrassait pas de psychologie infantile, poursuit le chercheur. Ces enfants-là sont le pur produit d’une affaire d’État et d’un abus de pouvoir : on a menti aux familles et rien demandé aux enfants alors qu’on avait promis des nouvelles et des retours possibles".

Jean-Jacques Martial n’a racheté son billet retour pour La Réunion qu’en 2001, après deux ans de recherches sur sa famille. Il a retrouvé son frère, sa sœur et sa mère. Il s’est, depuis, réinstallé sur son île natale. Il l’a quittée brièvement pour, mardi, assister, sur les bancs de l’Assemblée nationale, à la lecture de la "résolution relative aux enfants réunionnais placés en métropole dans les années 1960 et 1970". Lorsqu'il est sorti du Palais Bourbon, en cet après-midi nuageux de février, le soulagement était visible sur les traits du quinquagénaire : "Je me sens léger, léger..."

Le scandale qui entoure les « Enfants de la Creuse », environ 1600 enfants de La Réunion envoyés dans les zones les moins peuplées de la France de 1963 à 1982 sans espoir de retour et selon les ordres de Michel Debré, préfet de La Réunion à l’époque, a explosé dans les médias en 2002 après une longue période d’amnésie collective sur le sujet. 

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