Je ne dirais jamais tout !
Adolfo Kaminsky
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Adolfo Kaminsky est un homme rare. Cet argentin de 86 ans dit s’être “contenté” d’appliquer la devise “Liberté, Egalité, Fraternité” apprise à l’école, en rejoignant la Résistance française. Il y devint un spécialiste de la fabrication des faux papiers. Par la suite, il aida des Juifs à rejoindre la Palestine, puis le FLN lors de la guerre d’Algérie ; plongeant parfois dans une totale clandestinité, se façonnant une destinée unique à l’éthique inflexible. Sans jamais tomber.
Début 2004, par
l’intermédiaire de l’architecte et philosophe Cyril Aouizerate – qu’il en soit remercié – j’ai pu
rencontrer à plusieurs reprises Adolfo Kaminsky – rencontres qui aboutirent à
cet article publié dans Novamag en avril 2004. Rencontre qui reste l’une
des plus marquantes de ma vie.
Depuis, un livre – excellent, éloquent – écrit par sa fille Sarah
Kaminsky est paru, racontant son histoire : Une Vie de
Faussaire. A lire impérativement.
Dans un petit bar parisien. Voix sereine, le ton toujours très bas,
filant à travers le bruissement des conversations de comptoir, enfle une
édifiante histoire, parsemée d’anecdotes parfois ponctuées d’un “ Ne
le publiez pas ! ”. Adolfo a conservé le goût de la discrétion. Il
donne ses rendez-vous “ au même endroit ”, montre ses archives
avec soin et passion, sans que l’on puisse les toucher. Vous ne verrez pas son
portrait dans ces pages : il n’aime pas être reconnu. Seulement son
portrait à 17 ans, ci-dessus. Son visage révélé à l’écran dans un documentaire
sur ses actions – qui tira des larmes à Arlette Laguiller – lui a valu d’être
abordé dans la rue. Embarrassant. (NDLR : Depuis cet article, Adolfo
Kaminsky accepte de se montrer et plusieurs photographies sont parues)
S’il accepte de se dévoiler, c’est pour témoigner d’une éthique de vie et
corriger certaines erreurs colportées sur ses actions. Voici la vie d’un homme
qui a pris ses responsabilités.
Tout commence quand vous rejoignez la Résistance française lors de la seconde guerre mondiale.
Adolfo Kaminsky : C’était après
l’assassinat de ma mère, j’avais quinze ans. Une Résistance passive, en
Normandie : je fabriquais du savon ou du cirage pour les gens qui
n’avaient pas les moyens d’acheter au marché noir et je comptabilisais les
trains d’armes qui partaient vers le Mur de l’Atlantique.
Vint notre arrestation et notre internement à Drancy où j’ai assisté aux
déportations. On savait très bien à quoi étaient destinés ces gens. De
nationalité argentine, nous avons pu être libérés grâce à l’intervention de
notre consulat. Et arrêtés de nouveau quelques temps plus tard, lors d’une
rafle. Nous sommes les seuls survivants de cette rafle.
Il a fallu disparaître dans la nature et trouver des faux papiers : c’est
comme ça que je suis entré en contact avec la Résistance, par l’intermédiaire
de mon père. J’ai été recruté grâce à mes connaissances en chimie colorante –
je travaillais comme teinturier.
C’était en 1943, j’avais 17 ans.
Très rapidement j’ai changé les méthodes de travail et aménagé le
laboratoire qui était assez sommaire. Celui-ci a été pris en charge par le
Mouvement de Libération Nationale, c’est-à-dire Londres et De Gaulle. Pour la
Résistance comme pour sauver les enfants juifs, on a travaillé quasiment jour
et nuit. Difficile de dire combien de milliers de papiers ont été fabriqués…
Ce laboratoire n’a jamais été localisé, n’a changé de place que trois fois à
titre préventif, toujours dans le Quartier Latin. Il est resté longtemps dans
la chambre de bonne d’une pension de famille où je logeais sous un faux nom.
Personne ne savait que c’était pour la Résistance, tous croyaient que c’était
pour des expériences photographiques.
Même le responsable de la Résistance qui tous les mois nous donnait l’argent
pour vivre et faire fonctionner le labo n’avait pas l’adresse, il était
furieux ! Nous avons toujours maintenu le strict cloisonnement.
A la Libération, vous arrêtez les faux papiers ?
Pas vraiment, non. Comme j’avais
participé à la libération de Paris avec le groupe Escoffier, je me suis engagé
dans l’armée, en compagnie de tout mon groupe. Et rapidement, les autorités
m’ont demandé de refaire des faux. Je n’ai pas pu partir avec mes camarades.
J’étais au Ministère de la Guerre, où je faisais des faux pour les parachutages
derrière les lignes allemandes. Ceci jusqu’à la capitulation de l’Allemagne.
Ensuite, toujours militaire, je me suis occupé de l’accueil des déportés à
l’hôtel Lutétia. J’ai remis en route le laboratoire de faux papiers pour les
survivants des camps qui allaient en Palestine clandestinement, de 1946 à 1948.
A la création de l’Etat d’Israël, j’ai complètement rompu. Le pays s’est doté
d’une religion d’état, ce fut la pire des erreurs. Regardez aujourd’hui.
Je me suis marié et j’ai arrêté toute activité clandestine pour devenir
photographe à Paris. J’ai juste aidé quelques personnes à survivre dans des
situations politiquement difficiles comme la guerre du Vietnam…
Mais je n’ai pas supporté la guerre d’Algérie : la torture me rappelait
les méthodes nazies. J’ai décidé de prendre mes responsabilités. Ne rien faire,
c’était être complice. J’avais mes réseaux, l’expérience et les moyens, ça a
été efficace. Je travaillais dans mon laboratoire personnel.
Quand un responsable du FLN fut arrêté, j’ai sauvegardé des listes avec les
noms des militants et des cotisants, allant les chercher dans son appartement
avant la police, et à travers ça j’ai sauvé pas mal d’Algériens. Sur la fin de
la guerre, c’était de plus en plus chaud à Paris. J’ai dû moi-même prendre la
clandestinité pour continuer à travailler librement. J’ai installé le
laboratoire à Bruxelles. C’était la plaque tournante pour tous les passages de
frontières.
(ci-contre, deux fausses cartes d’identité réalisées pour Francis Jeanson)
Quelles conséquences judiciaires à ces actions ?
Aucune police ne m’a jamais
trouvé. J’ai un casier judiciaire vierge. Je n’ai commis aucun délit.
Après la guerre d’Algérie, j’ai eu beaucoup de demandes de pays en voie de
libération. Les Algériens, sans mon accord, donnaient mon adresse. J’avais
toujours aidé les Républicains espagnols. Je refusais de faire leur travail,
mais je les formais. J’ai aidé la Guinée-Bissau, l’Afrique du Sud. Tout ce qui
était décolonisation, je l’ai accepté.
J’ai passé trente ans de ma vie avec des périodes de clandestinité sans que la
police ne remonte jusqu’à moi. Je considère ça comme une prouesse. Pour arriver
à maintenir un cloisonnement strict, à éviter toute bavure, ce n’est pas
évident. J’y ai gagné une réputation de très mauvais caractère :
j’étais obligé d’être intransigeant et draconien. Je savais que j’étais
indispensable, j’ai donc imposé mes propres règles. Ne rien dire au téléphone,
donner des rendez-vous codés dans des lieux publics – les jours pairs il
fallait venir avec deux heures d’avance, les jours impairs avec deux heures de
retard, et avoir un seul agent de liaison fiable. Pendant la seconde guerre
mondiale, je donnais toujours rendez-vous à des femmes, et je les attendais
avec une rose. C’était moins suspect, on nous prenait pour un couple, car
beaucoup de monde surveillait : gestapo, milice…
Avec le recul, ces causes vous semblent différentes ?
Une seule et même cause ! Il n’y a pas de bon ou de mauvais racisme. Défendre des Algériens était la même chose que défendre des Juifs pourchassés.
Faire des faux papiers aujourd’hui, c’est encore possible ?
Depuis toujours, il y a une
surenchère entre les techniques de fabrications de plus en plus
sophistiquées et la réponse des faussaires – je n’aime pas le terme – dont les
capacités augmentent aussi, avec le matériel informatique par exemple.
Aujourd’hui, la vraie difficulté, c’est que n’importe quel policier peut
contacter le fichier central par son ordinateur : il a immédiatement la
photo et les références de l’original. Ca limite les possibilités de faux à ce
que j’appelais le doublage, c’est-à-dire copier des papiers existants :
deux fois la même personne avec les mêmes numéros, et une photo ressemblante.
Il y a une infime probabilité que ces deux personnes se retrouvent au même
endroit au même moment !
La difficulté n’empêchera jamais les états, les mafias et les services de
renseignements de se procurer des faux. Ce sont les petits, ceux qui ont besoin
de sauver leur vie, qui sont aujourd’hui pénalisés et ne peuvent faire face
seuls.
A quoi occupez-vous votre temps à présent ?
J’ai fait beaucoup de sacrifices.
Quand j’étais jeune, je voulais peindre : ça n’a pas été possible. Aujourd’hui,
je suis obligé de continuer à travailler pour vivre : ma retraite est
évidemment insignifiante. Et je ne m’en plains pas. Je suis un technicien
reconnu, je fais de la recherche dans la photo et le cinéma, c’est très
technique. Je ne fais plus rien de clandestin.
J’ai un livre en cours, qui a dix ans de retard… La première fois que l’on a
parlé de moi, c’était sans mon accord, en 1982 dans un ouvrage qui s’appelle Les
Porteurs de Valises *. Des gens extrêmement bavards, en particulier du
réseau Jeanson. Certains ont dit beaucoup de choses erronées. J’ai décidé de
raconter moi-même.
Qui peut vous pousser à reprendre votre activité ?
Le problème est devenu beaucoup plus complexe. Il y a énormément de manipulations. Avant, il était facile de savoir qui était de tel côté de la barrière ou de l’autre. Et puis je vais avoir 80 ans. Je ne peux plus rien faire. Car faire, c’est être efficace et arriver à un résultat. Je regarde et je suis triste : le monde devient de plus en plus fou. Des guerres et des massacres inutiles dans tous les coins… Le nazisme, j’appelais ça la folie collective. Que des gens puissent marcher aussi nombreux pour quelque chose d’aussi atroce…
Vous semblez être resté à l’écart des partis ?
J’ai toujours refusé. Si j’étais
d’accord à 98% et qu’il y avait 2% auxquels je n’adhérais pas, je ne pouvais
pas dire amen et prendre le pack. Sinon, je n’aurais plus eu la liberté de dire
oui ou non. C’est comme le fait de refuser d’être payé. Je finançais moi-même
le fonctionnement du laboratoire. Ca a failli gêner l’efficacité de mes
actions, mais si j’avais accepté de l’argent, j’aurais dû dire oui à tout.
J’aurais été un mercenaire.
De cette façon, j’ai pu changer des choses dans le sens qui me convenait. Ca ne
veut pas dire que j’ai toujours raison, mais j’ai une certaine éthique. On ne
peut pas utiliser des méthodes que l’on désapprouve pour la bonne cause. Si on
les désapprouve, c’est tout le temps. Il y a d’autres moyens de pression et de
lutte que les extrêmes de la violence et l’assassinat.
Vous avez reçu une décoration de la ville de Paris…
La médaille Vermeil. C’est la plus haute distinction, citoyen d’honneur de la ville de Paris. Pour le sauvetage des enfants Juifs, l’aide pour la Palestine, la guerre d’Algérie : l’ensemble de mon action humanitaire.
Longtemps oublié par certains, Adolfo Kaminsky ne
l’a jamais été par l’Algérie, où il vécut dix ans durant les 70’s alors qu’il
n’avait traversé la Méditerranée que pour quinze jours de vacances… Les
Algériens continuent de lui envoyer cartes de vœux et présents. Un chauffeur de
l’Ambassade d’Algérie lui livra un jour à son domicile des dattes et des grands
crus, avec une lettre du président en remerciement des services rendus.
Juste avant notre rencontre, le fils d’un compagnon aujourd’hui décédé,
chez qui il avait laissé deux presses lytho, l’a contacté. Il les croyait
perdues. Ces presses, devenues pièces de collection , il compte bien les
utiliser à nouveau. “ Rien de clandestin ”, précise-t-il …
Dans l’atelier qu’il va monter, elles lui serviront à effectuer des tirages
soignés de ses œuvres photographiques. Technicien hors pair, il pourrait
bientôt être reconnu comme artiste à part entière.
Adolfo Kaminsky, photographe ?
J’espère faire ma première
exposition. Ca n’a rien à voir avec la guerre. Je n’aime pas le terme, mais
c’est montrer qu’il existe quelque part un artiste, volontairement refoulé
parce qu’il était important de ne pas être connu ni reconnu.
J’ai gagné ma vie comme photographe, et non comme chimiste teinturier comme
c’était prévu. Rien d’artistique, c’était purement alimentaire. J’ai fait des
reproductions d’œuvres d’art pour des galeries, des livres, des artistes.
J’ai fait des photos pour des décors de cinéma, ce que l’on appelle des
découvertes, des photos de plusieurs mètres. La plus grande que j’ai faite,
c’était quinze mètres de haut sur cent cinquante de large, collé comme du
papier peint. C’était pour Juliette ou la clé des songes,
avec Carné.
C’était intéressant, j’ai rencontré des gens passionnants. Ce qui m’a permis
d’avoir des gens affectivement attachés à moi au-delà du réseau des faux
papiers, à qui je pouvais demander des services : passage de frontière,
hébergement, voitures prêtées, mise en sécurité de biens. Ils savaient qu’avec
moi le risque était minimum, que je ne cherchais pas l’aventure.
J’ai même fait héberger un membre du FLN par un proche de l’Algérie Française.
Il ne pouvait pas me le refuser, on était dans la Résistance ensemble, et
c’était bien le dernier endroit où on aurait été chercher cet algérien. Il y
avait à l’époque un sens de l’honneur, du respect : on ne se trahissait
pas.
Le comportement des gens change de nouveau dans le mauvais sens. Comme pendant
la seconde guerre mondiale : le nombre de lettres anonymes et de
dénonciations, même les allemands en étaient horrifiés… Mais il y avait une
éthique dans la Résistance, une droiture et une honnêteté un peu scout qui a
survécu longtemps dans ma génération. C’est devenu un autre monde. La société à
des hauts et des bas, et en ce moment c’est déplorable, c’est du chacun pour
soi !