Aujourd'hui nous sommes le lundi 15 mai 2023. C'est la fête de Sainte Denise


Facebook

Home » Petites nouvelles » La madeleine de Proust
 

La madeleine de Proust

Proust's madeleine

 
Les singes aussi ont leur madeleine de Proust
 Une mémoire d'éléphant, dit-on. Mais quel genre de mémoire exactement ont les animaux non humains ? Celle de l'environnement ne fait guère de doute, qui englobe la reconnaissance des lieux, des itinéraires ou des membres du groupe social. Mais les choses se corsent dès qu'il s'agit de mettre en évidence ce que l'on appelle la mémoire épisodique, celle des actes personnels, le "tel jour, j'ai fait ceci de particulier". La mémoire de l'autobiographie en quelque sorte. Les zoologues ont longtemps relié cette capacité mémorielle au langage élaboré, la réservant donc de facto aux humains et considérant d'une certaine manière que les animaux étaient prisonniers du présent, inaptes à la plongée dans le passé et à la projection dans le futur.

Depuis quelques années ce concept craque et le travail que viennent de réaliser trois chercheurs de l'université d'Aarhus (Danemark) et de l'Institut Max-Planck d'anthropologie évolutionniste (Leipzig, Allemagne) pourrait bien lui donner le coup de grâce. Dans une étude publiée le 18 juillet par la revue Current Biologyils démontrent une stupéfiante capacité de mémorisation à long terme de chimpanzés et d'orangs-outans, espèces qui, comme Homo sapiens, font partie de la famille des hominidés. Le protocole auquel ces scientifiques ont eu recours est à la fois complexe et limpide. Tout a commencé en 2009 au zoo de Leipzig par un test individuel sur la capacité de ces animaux à se servir d'un outil. Avant que l'exercice à proprement parler ne débute, chaque singe observait  une des signataires de l'étude, Gema Martin-Ordas, cacher dans des boîtes en plastique opaque deux baguettes, l'une de 10 centimètres de long, l'autre de 30 cm. Puis le "cobaye" entrait dans la salle d'expérience. Là, de l'autre côté d'un grillage, un morceau de banane était posé sur un plateau, hors de portée. On le devine, les chimpanzés et orangs-outans devaient aller chercher la grande baguette (l'autre étant trop courte) dans sa boîte et s'en servir, à travers le grillage, pour rapprocher la récompense. Chaque sujet effectua l'exercice à quatre reprises puis l'équipe de chercheurs enchaîna avec d'autres tests.

 

Les jours, les semaines, les mois et les années passèrent. En 2012, réfléchissant à une expérience pour mettre en évidence (ou non) la mémoire épisodique de leurs locataires, les auteurs de l'étude eurent l'idée de les remettre dans le contexte de ce test mais sans leur montrer au préalable que des baguettes étaient dissimulées. Et là, les chercheurs furent bluffés. A peine Gema Martin-Ordas accompagnait-elle les grands singes à l'intérieur du local où le dispositif était installé qu'ils filaient droit vers les boîtes pour y chercher la baguette. En moyenne, seulement 5 secondes leur suffisaient pour se diriger vers elles. Seul un des onze individus testés ne réussit pas le test. Pour s'assurer que les chimpanzés et les orangs-outans n'avaient pas trouvé les baguettes par hasard, les chercheurs renouvelèrent l'expérience avec huit singes qui n'avaient pas été testés en 2009. Aucun n'eut l'idée d'explorer le local (qu'ils connaissaient bien pour y travailler quotidiennement) à la recherche d'un outil leur permettant d'attraper le morceau de banane.

 

Pour les chercheurs, il n'y a aucun doute : les singes se sont souvenus de ce qu'ils avaient fait trois ans auparavant et surtout de l'endroit où l'outil était caché. "J'étais vraiment surprise qu'ils puissent se rappeler cet événement et qu'ils le fassent si vite", a reconnu Gema Martin-Ordas. En général, les travaux sur la mémorisation des animaux portent sur des délais nettement plus courts, de l'ordre de la semaine, souligne l'étude. De plus, on ne peut pas parler de conditionnement, étant donné que les participants à l'expérience ne l'ont réalisée que quatre fois auparavant. Enfin, il faut ajouter qu'en 2009, rien ne laissait anticiper qu'on la proposerait de nouveau un jour, les chercheurs eux-mêmes n'y ayant alors pas songé.

 

Le résultat peut paraître banal pour nous mais il est loin de l'être pour des animaux non humains. Jamais on n'avait mis en évidence la résurgence d'un souvenir personnel à trois ans de distance. Surtout, les chercheurs ont été frappés de la rapidité avec laquelle les chimpanzés et orangs-outans se sont remémoré les choses. Cette vitesse leur fait suggérer que la mémoire impliquée dans cette expérience pourrait bien être involontaire. La mémoire involontaire, c'est cette capacité qu'a le souvenir, dans certaines circonstances, à remonter instantanément à la surface sans même qu'on l'ait cherché. En général, on reçoit inconsciemment des indices du contexte, qui, par association, déclenchent l'émergence du souvenir. C'est le phénomène qui illumine le narrateur d'A la recherche du temps perdu de Marcel Proust avec le goût de la fameuse madeleine trempée dans un peu de thé, qui fait resurgir le souvenir du même gâteau plongé dans la tisane de la tante Léonie, de sa maison et des dimanches à Combray. C'est lui aussi qui transporte Marcel à Venise quand le pavé inégal de la cour de l'hôtel de Guermantes lui rappelle les dalles du baptistère de Saint-Marc.

 

Les auteurs de l'étude soulignent deux points en faveur de cette hypothèse : tout d'abord que les singes ont retrouvé exactement le même contexte en 2012 qu'en 2009 (même local, même dispositif, même expérimentatrice), une"constellation d'indices" qui a pu déclencher l'association. Ensuite, expliquent-ils, la mémoire involontaire ne nécessitant pas de contrôle mental particulier et mobilisant moins de ressources que la mémoire volontaire (celle où on fait l'effort de se creuser la tête), elle est donc plus accessible à des animaux moins bien équipés que l'homme sur le plan cérébral. Ils concluent que "ces résultats suggèrent que les chimpanzés, les orangs-outans et les humains partagent certaines caractéristiques de leurs systèmes mnésiques pour encoder et se remémorer des événements personnels passés". Petit à petit, les grands singes révèlent en eux bien des capacités qu'on croyait réservées à l'homme, celle de rire, celle d'avoir des relations sexuelles "ludiques" sans but de reproduction, celle de se faire la guerre... Et l'on découvre désormais qu'eux aussi ont leur madeleine de Proust.

Pierre Barthélémy